Telle une bourrasque de vent frais dans l'air brûlant du Désert, Khassim filait à travers les dunes, vif et discret. Son pas se faisait toutefois plus lourd et plus lent qu'il n'avait pu l'être quelques heures plus tôt: cela faisait maintenant toute la matinée qu'il parcourait le Grand Désert sans discontinuer, s'arrêtant à peine. La fatigue commençait à se faire sentir, mais elle n'aurait pas dérangé le jeune Jangowa le moins du monde si cela avait été utile.
Toute la matinée durant, il avait sillonné le territoire sec et aride qui était le sien, dans une atmosphère étouffante, cherchant les rares rescapés Mositus de l'attaque survenue peu de temps auparavant. Ils n'étaient qu'une poignée, mais cela ne signifiait pas que les Jangowas les avaient laissés partir en paix. Ces faibles chacals étaient revenus dans un lieu où ils n'avaient pas leur place, et tous devaient assumer leur choix et en payer les conséquences. Hélas, ce n'était pas exactement ce qui s'était passé. La femelle dirigeant les Mositus, son bras droit et quelques autres encore étaient parvenus à quitter le champ de bataille, et avaient réussi à échapper aux gardiens du Désert qui les avaient poursuivis.
C'était impensable. Ces lions bruns, ignorants de la vie dans le Désert, dans l'incapacité même d'y survivre, étaient parvenus à leur échapper à eux, seigneurs du Désert, à quitter ce lieu hostile sans encombre? Bien sûr, sans encombre, c'était vite dit. Khassim avait bien retrouvé quelques Mositus, mais tous ceux sur lesquels il était tombé n'étaient plus que des corps sans vie au moment où il les avait découverts. Les vautours avaient généralement déjà commencé leur œuvre lorsqu'il était arrivé sur les lieux.

En bref: les intrus avaient réussi à leur échapper, ils s'étaient volatilisés, purement et simplement. Et cela énervait au plus haut point le lion aux yeux dorés, qui ne pouvait supporter que des Mositus aient réchappé de la bataille. Celle-ci avait été un carnage, certes, mais cela n'était pas suffisant: l'idée que certains avaient réchappé après leur violation du territoire Jangowa lui hérissait le poil.
Malheureusement, il semblait bel et bien qu'une poignée de lions bruns leur avait filé entre les pattes. Khassim n'abandonnait pas – il lui faudrait un moment pour digérer cet échec –, mais il était de toute manière inutile de chercher à poursuivre la traque dans l'immédiat. Il était épuisé, ses muscles le lançaient, sa gorge était sèche et râpeuse et ses blessures, encore fraîches, picotaient.

Aussi, lorsque le jeune mâle pénétra dans le camp aménagé pour quelques jours par le clan, sa deuxième intention était d'aller boire – sa première était de tenir son père au courant de ses "découvertes". Khassim obliqua vers Chenko dès qu'il le vit, trottant vers lui. Après un signe de tête en guise de salut, il murmura quelques mots rapides. Guère besoin de grands discours, puisqu'il n'avait rien obtenu de concluant. Son père non plus, manifestement.
Affligé et frustré, le cadet prit congé de son père avant de se diriger vers le petit point d'eau non loin. Il commença par s'hydrater longuement en en profitant pour observer le camp. Il y avait là deux ou trois jeunes lionnes qu'il connaissait de vue, comme cette Malia qui s'était montrée insolente il y avait des mois de cela, Vako – sans sa sœur, tiens –, son père évidemment, quelques autres mâles...

Soupirant légèrement, le mâle s'allongea au sol et commença une rapide inspection de ses blessures. Sans se préoccuper outre mesure des estocades reçues au cours de la seconde guerre contre les Mositus, Khassim s'en occupait régulièrement, se contentant de vérifier que rien ne s'infectait. Le strict minimum, voilà ce que prisait le jeune guerrier. Inutile de faire preuve de coquetterie inutile. La frivolité n'était pas dans ses habitudes. Il prêtait toutefois une attention particulière à une griffure relativement longue et profonde qui marquait son visage. Infligée par Hatari, cette blessure était douloureuse tant pour la chair que pour l'ego du Jangowa, et il tenait à s'assurer qu'elle ne laisse aucune marque visible sur sa face – il ne donnerait pas cette satisfaction à l'exilé, car assurément ils se reverraient. Hatari... Comme il avait hâte de le revoir, lui, pour lui faire la peau... Mais ce jour n'était de toute évidence pas encore arrivé, le lion crème ayant finalement fui le combat comme le lâche qu'il était et ayant vraisemblablement quitté le Grand Désert.

Sa brève toilette faite, le lion des sables se leva, s'étira rapidement et but une dernière gorgée du liquide salvateur. Il était prêt à repartir chercher des survivants, même si c'était très probablement peine perdue à l'heure qu'il était. Tous ces rats devaient avoir fui loin, très loin du Désert. Il ne restait plus qu'à espérer qu'ils avaient, une bonne fois pour toute, compris la bêtise d'imaginer qu'ils avaient leur place quelque part dans ce territoire Jangowa.

Le lion des sables fit quelques pas à peine avant d'entendre une voix familière l'appeler. L'interpellé se figea et se retourna en même temps qu'il identifiait le propriétaire de la voix... Vako. Que lui voulait-il? La légère crispation coutumière avait pris possession de ses membres, mais il se força à se détendre en expulsant un souffle d'air. Il n'avait pas de raison d'être en tension. Il n'avait rien fait de mal et Vako devait, malgré son attitude passée peu... conventionnelle, éviter de trop contrarier les lois du Grand Désert. En plus, il serait bientôt Général, il devait bien apprendre à se détendre en présence de l'Empereur s'il voulait pouvoir remplir son rôle efficacement. Sans cesser de surveiller Vako ni l'apprécier, il lui fallait pouvoir avoir l'air à l'aise en sa présence.
Hochant la tête, le regard neutre, Khassim s'avança vers son supérieur qui faisait de même.

Vako commença par exposer la situation actuelle au fils de Chenko, qui écouta avec intérêt. Ainsi, il prenait enfin des mesures sérieuses contre Hatari? Il avait donc compris sa terrible erreur du jour de son accession au pouvoir, erreur qui s'était révélé fatale à plusieurs Jangowas durant ce second affrontement contre les Mositus? Il restait à espérer que cela lui avait servi de leçon et qu'il avait compris que les lois ancestrales Jangowas étaient là pour une raison...
Quelle que soit la nature des pensées de l'Empereur du Désert concernant cette situation, il n'en laissait rien paraître, et il ne s'agissait de toute manière pas là ce dont il voulait lui parler. En effet, Khassim aurait été mis au courant très rapidement par son père de la nouvelle – Vako se décidant enfin à réagir contre l'exilé!
Khassim hocha la tête une nouvelle fois aux mots de son cadet, indiquant qu'il avait bien intégré la nouvelle et qu'il prendrait les mesures nécessaires s'il débusquait Hatari. Pas qu'il l'aurait laissé partir une nouvelle fois, de toute manière, quels qu'aient été les ordres reçus! L'exilé avait prouvé être bien trop dangereux pour le clan du désert pour être épargné. Sa seule chance de salut serait désormais d'éviter à tout prix l'Empire du Désert.

- Dis-moi? reprit finalement Vako. Y-a-t-il du nouveau concernant Suki? A-t-elle suivi les ordres, jusqu'à présent?

A ces mots, les yeux du mâle aux yeux dorés s'étrécirent et s'assombrirent légèrement. Sa méfiance pour Vako fut presque chassée par l'hostilité qu'il ressentait envers Suki. Il ne lui avait pas pardonné son faux pas – ses faux pas – avec le Nordique. Loin de là. Son souvenir du fameux jour restait vif dans sa mémoire, tout comme sa colère. Et elle ne se comportait même pas comme si elle se repentait, comme si elle regrettait!

- Elle les a suivis, dit Khassim en relevant la tête, mais à contrecœur. Elle ne fait pas tête basse comme elle le devrait, mais se comporte comme si nous étions en tort. La voix du mâle gris-brun était corrosive même s'il n'élevait pas le ton. Pour lui, Suki n'était pas une vraie Jangowa. Elle aurait pu en partie se racheter en travaillant deux fois plus dur pour son clan et contre les étrangers et en mettant derrière elle son aventure avec un lion blanc, mais au lieu de ça elle jouait les princesses offusquées. Elle s'est battue contre les Mositus, poursuivit le guerrier des sables, mais je ne pense pas qu'elle ait... abandonné le lion polaire. Elle avait parfois l'air de regarder vers les montagnes. Elle n'a pas tenté d'y retourner mais elle aurait bien voulu qu'on arrête de la suivre.

Comme si une telle chose allait arriver. Après avoir découvert sa trahison, Khassim ne comptait pas la laisser s'en tirer ainsi. Le lion agita vivement la queue en regardant le sol. Bien sûr, il était furieux contre Suki qui se retournait contre son propre clan, mais en même temps il ressentait une certaine peine, sous la frustration. Comment un Jangowa pouvait-il en arriver là? Comment un des fiers guerriers du désert pouvait-il finir par trahir son propre clan? C'était là une question à laquelle il aurait été bien incapable de réponse.

- Donner une chance de repenti à quelqu'un... soupira Vako après avoir écouté le rapport de son guerrier. Au moins n'y est-elle pas retournée. C'est déjà ça. J'espérais qu'elle comprendrait.

Khassim retint la remarque qui lui brûlait les lèvres – comment avait-il pu croire que Suki changerait d'attitude du jour au lendemain, de bonne grâce, alors qu'elle s'était déjà engagée si loin dans la voie de la trahison? Bien sûr, l'Empereur n'avait pas été présent lors de la confrontation aux frontières du Nord, mais Khassim avait bien vu à quel point la lionne n'avait montré aucun signe de honte ou de remord. Il était évident qu'elle n'allait pas changer juste parce que Vako le lui demandait... Mais il était inutile de le faire remarquer au félin aux yeux bleus.

L'Empereur ne s'arrêta toutefois pas là dans son discours concernant la femelle sable: Vako avait un plan concernant Suki. Un test final. Il allait vérifier une bonne fois pour toutes à qui appartenait la loyauté de la lionne du Désert. Et dans le cas où elle se révélerait indigne du clan des Jangowas... On prendrait soin de ne pas s'embarrasser davantage d'une traîtresse.
Khassim dévoila ses crocs dans un sourire carnassier. Comme cette idée sonnait doux à ses oreilles! Pour lui, il ne faisait aucun doute que Suki, étant l'irréfléchie et irresponsable jeune lionne qu'elle était, n'hésiterait pas à retourner vers son lion polaire sitôt qu'elle le pourrait. Le plan de Vako lui apparaissait donc d'avance comme la planification du bannissement définitif, punition ultime, de la fausse Jangowa.

- Entendu.

Un mot simple et concis résumant la situation: Khassim avait tout à fait compris et était on ne peut plus en accord avec ce plan.
Bien sûr, si cela n'avait tenu qu'à lui, il aurait chassé Suki du clan dès la découverte de sa trahison – pas de deuxième chance. Mais Khassim n'était pas Empereur et n'avait jamais eu le désir de l'être. Qu'un autre prenne tous les risques et courre chaque matin tous les dangers de se voir défié et massacré. Lui n'était pas stupide, merci bien, il se contenterait du poste de Général.

- Comptes-tu le lui annoncer immédiatement? Veux-tu que je sois présent? demanda le lion aux yeux d'or à son Empereur. Peut-être Vako voudrait-il qu'il soit là lorsque la punition de Suki serait "levée", étant celui qui avait découvert la tromperie et l'avait dévoilée à Vako.

Il ne l'aimait toujours pas, cela allait de soi, mais au moins avait-il décidé de ne pas laisser Suki batifoler à sa guise avec un étranger.
Sa première incartade aux lois du Grand Désert avait-elle été la dernière? Quelle que soit la réponse à cette question, rien que la première avait été un outrage: il n'aurait jamais dû laisser Hatari fuir librement, il y avait des mois de cela. Sans cela, l'exilé serait mort et n'aurait jamais tué le moindre Jangowa durant la deuxième bataille contre les Mositus. C'était inacceptable. Mais au moins Khassim avait la perverse satisfaction de penser que Vako se rendait maintenant pleinement compte de son erreur. Toutefois, il n'en montra rien. Laisser transparaître ses cruelles pensées ne l'aiderait pas à se faire bien voir de son Empereur, et il était déjà suffisamment peu dans les petits papiers de Vako comme ça.

Vako posa un regard perçant sur son aîné suite à la question de Khassim, qui sentit une certaine tension monter: quel était le sens de l'observation dont il était l'objet?

- Et bien... Tout dépend de toi, Khassim, dit-il finalement après un temps de silence. Penses-tu pouvoir jouer la fin des hostilités lorsque nous serons devant Suki? Il ne faudrait pas qu'elle se doute de quelque chose. Qu'en penses-tu?

A cette question, le mâle gris-brun s'enfonça dans sa réflexion. Vako lui demandait son avis... Étrange. Il haïssait devoir se l'admettre, mais la question était légitime. Serait-il capable de ne pas laisser transparaître la moindre trace de joie, la moindre ombre d’ambiguïté? S'il se trahissait, c'était le plan tout entier qui s'écroulait et devenait inutile.
S'il doutait de sa capacité à jouer la comédie dans cette délicate situation, il pouvait tout simplement dire qu'il préférait ne pas avoir à le faire et il s'en tirerait ainsi. L'Empereur lui avait bien dit que cela dépendait de lui. De plus, s'il n'était pas avec Vako lorsque celui-ci annoncerait la nouvelle à Suki, il doutait que celle-ci ferait véritablement attention à son absence. Elle penserait qu'il n'avait pas voulu assister au "triomphe" de son ennemie, ou ne penserait pas du tout à lui, emportée par la joie crâneuse d'avoir prétendument dupé tout le monde.

Mais pouvait-il vraiment abandonner le problème comme cela? S'il refusait de venir avec Vako, s'il avouait qu'il ne pensait pas pouvoir dissimuler sa jubilation devant Suki, que penserait Vako de lui? Quel Général ferait-il s'il était incapable de paraître ne serait-ce qu'impassible? Il donnerait une bien piètre impression, voilà la vérité.
Khassim se voyait pris entre deux feux: réussir le plan concernant Suki ou ne pas se dévaloriser devant celui à qui il devait faire bonne impression.
Mais était-il vraiment incapable de se contenter d'un visage neutre? Certes, ce n'était pas dans ses habitudes de jouer la comédie – le Jangowa était plutôt du genre franc et direct plutôt qu'à dissimuler ses vraies pensées et émotions – mais rien ne disait qu'il en était incapable. Il devrait pouvoir y arriver, avec de la volonté et de la concentration. Ça ne devait pas être bien difficile.
Il respira profondément. Oui, il pouvait y arriver. Ce n'était qu'un premier pas vers son futur rôle de Général des Jangowas. Il allait passer ce test et montrer qu'il avait la retenue et la maîtrise nécessaires au poste auquel il aspirait.

- Eh bien... je n'ai pas l'habitude de faire ça, avoua le mâle gris-brun. Mais je pense pouvoir y parvenir, ajouta-t-il avec fermeté et détermination en plantant son regard dans les yeux de son Empereur. Je serai à la hauteur, affirma-t-il.

Il ferait en sorte que ça marche. Il pouvait bien rester impassible quelques instants.

- Très bien, dans ce cas, tu m'assisteras pendant cette annonce, déclara le souverain du Désert. Je ne pense pas qu'elle soit encore revenue de la chasse. Nous lui annoncerons à son retour.

Se redressant à cette annonce avec un léger sourire, Khassim s'inclina pour montrer qu'il acceptait les ordres de Vako avant de reprendre sa position initiale. Malgré ses hésitations, il était fier de pouvoir participer activement au plan destiné à dévoiler la vraie loyauté de Suki et ainsi prouver qu'il était un lion de confiance. A l'ensemble du clan, bien sûr, mais surtout à Vako: c'était à lui qu'il devait montrer sa valeur, lui qui avait le pouvoir de confirmer ou non son accès au poste convoité.
A présent, le félin gris-brun supposait qu'ils en avaient terminé. Il ne pouvait pas repartir à poursuite des fuyards Mositus – même s'ils avaient très certainement tous filés depuis le temps – puisqu'il devait attendre le retour de Suki, mais il avait songé qu'il pourrait se désaltérer et se reposer un peu de sa traque avant que la lionne ne revienne. Sauf que l'Empereur n'en avait de toute évidence pas terminé.

Lorsqu'il entendit le nom d'Hatari, Khassim se redressa une nouvelle fois, se oreilles se dressant sur son crâne. Qu'est-ce que Vako pouvait bien avoir à lui dire à son sujet?
Le mâle aux yeux d'or fut ravi d'apprendre que l'Empereur avait décidé de réagir, enfin, quant au problème que l'exilé posait à son ancien clan. Il était plus que temps! Il éprouvait également une sombre joie à l'idée qu'une nouvelle fois, la "clémence" de Vako – qui n'était pour lui rien d'autre que de la faiblesse – avait été utilisée, qu'il s'était trompé.
Tout comme pour ses critiques concernant Suki, Khassim n'en dit toutefois rien. Il avait réussi à faire plus ou moins bonne impression à Vako – c'était parfois difficile à dire, mais l'Empereur avait l'air satisfait –, inutile de tout détruire. De toute manière, Vako ne s'était pas arrêté là, ce n'était pas le cœur de son message à son guerrier.
Non, il lui parlait de la mission dont son père était chargé. La suite surprit quelque peu Khassim: il lui semblait qu'il lui disait des évidences. Bien sûr que Chenko requerrait la participation de son fils, pour une mission si importante et connaissant l'animosité entre Khassim et Hatari, et évidemment que son fils s'exécuterait sans rechigner.

- Non que je doute de sa fiabilité ou de ta loyauté, simplement.. Aussi fort et respectable puisse-t-il être... Vako semblait chercher ses mots. Khassim plissa légèrement les yeux, perplexe et un brin méfiant. Que voulait-il dire? Pourquoi tant d'hésitations? Et pourquoi, pourquoi mettre en doute les qualités de Chenko? Je ne voudrais pas qu'il se surestime, Khassim. Aussi, si jamais il omet de te compter parmi les guerriers de sa mission ou de sous-estimer les moyens nécessaires, ce que je doute fortement, dis-lui que je tiens personnellement à ce que tu en fasse partie. Et que je souhaite votre réussite totale.

C'était décidément étrange. Malgré ses mots qui se faisaient rassurants quant à ce qu'il pensait de son Général, le dirigeant des Jangowas paraissait se défier des capacités de Chenko. Il hésitait, d'ailleurs, avançait avec délicatesse dans ses phrases et choisissait ses mots avec soin.
Khassim garda un instant le silence, regardant son Empereur sans mot dire et le visage vide. Enfin, il se dit qu'il attendait sans doute une réponse.

- Ce sera fait selon tes désirs, Vako, agréa le Jangowa gris-brun, mais... Légère hésitation. Comment formuler cela sans paraître contredire son Empereur? Finalement, il se lança. Tu n'as pas à craindre un faux pas de Chenko. Mon père se connait et connait ses limites, il ne les dépassera pas. Il peut mener à bien ses missions sans s'exténuer.

Il n'avait pas voulu élever la voix mais son ton était farouche: l'idée qu'on doute de son père lui faisait horreur. Il n'y avait aucune raison de penser qu'il risquait de se surestimer, n'est-ce pas? Aussi Khassim défendait-il le Général avec une indéfectible loyauté.
Pourtant, Vako n'avait pas tort. Même si Khassim refusait de se l'avouer, Chenko se faisait vieux. Il le lui avait avoué lui-même. Il avait en effet dépassé de loin l'espérance de vie du Jangowa moyen, chose d'autant plus remarquable sachant qu'il occupait un poste important dans la hiérarchie du Désert, et ce depuis des années.
Mais c'était quelque chose que son fils ne voulait pas s'admettre à soi-même. Il aimait énormément son père, et au fond de lui, redoutait le jour où il en viendrait à le quitter pour toujours. Vivre sans son soutien, sans ce pilier, sans ce roc plein d'assurance, de sagesse, ce lion qui l'avait forgé, façonné, qui lui avait montré ce que signifiait être Jangowa, qui l'avait toujours aidé et avait toujours cru en lui...
Il ne l'avouerait jamais mais c'était bien là une crainte réelle, bien que cachée, dissimulée aux yeux de tous, dont même lui n'avait pas totalement conscience. C'était pour cette raison que les mots de Vako le faisaient réagir: ils réveillaient cette peur, signifiaient que ce n'était pas un simple produit de l'imagination de Khassim mais bel et bien une réelle menace.

Quand l'Empereur répondit à la réplique passionnée de son guerrier, ce dernier se rendit compte qu'il aurait dû mesurer ses paroles avant de les prononcer. A son ton, Khassim avait senti que l'atmosphère s'était tendue. la voix de Vako était plus sèche qu'auparavant, son regard s'était durci. Cela surprit quelque peu le lion aux yeux d'or qui s'était habitué à la faiblesse d'esprit de Vako. Ce dernier, visiblement, avait senti qu'il devait montrer une fermeté à toute épreuve pour obtenir la vraie loyauté du lion au pelage de poussière.

- Je ne crains pas un écart ou un faux-pas de la part de Chenko, je vois les choses et souhaite la meilleure réussite des ordres que je donne. Je salue ta fidélité, Khassim, affirma Vako, et remercie ta coopération. Repose-toi donc en attendant le retour de Suki, tu me rejoindras à notre entrevue, si tu le désires toujours.

Malgré des paroles neutres, son attitude était claire: sans appel, il rappelait à Khassim leurs rangs respectifs et indiquait en filigrane qu'il exigeait du respect – sans quoi le fils de Chenko en subirait les conséquences: sa dernière phrase était suffisamment claire pour que Khassim saisisse le message.
Le mâle gris ravala donc la partie de lui qui lui intimait de réagir avec son habituel tempérament emporté. Il détestait cela, mais Vako restait son Empereur, quel que soit son âge ou son caractère. Il lui devait le respect. Il allait donc devoir apprendre à surveiller ses paroles encore davantage. Les simples progrès qu'il avait faits ne suffisaient pas, il fallait que comme son père, il ne soit plus devant l'Empereur qu'un masque impénétrable, une figure de loyauté et d'irréprochabilité.

Aussi, lorsque son interlocuteur lui rappela leur plan concernant Suki, Khassim comprit que le sujet était clos et qu'il ne servait à rien de discuter. Vako le congédiait, il devait obéir.

- Entendu.

Le Jangowa s'inclina sobrement – nul besoin de plus, Vako n'attendait pas davantage que son obéissance.
Il devrait profiter de la chance de se reposer que l'Empereur lui offrait: entre la continuation des recherches de fuyards et l'"opération Suki", l'aspirant Général pressentait que les jours à venir ne seraient pas les plus reposants.